Zhou Xuan par Raymond Delambre, auteur d’Ombres électriques : les cinémas chinois (collection Septième Art, Le Cerf & Corlet)
歌女之歌
L’Air d’une chanteuse
Genü Zhi Ge
Hong Kong ; film en noir et blanc de 1948 ; production : Compagnie cinématographique Qidong ; distribution : Da Zhong Hua ; 93 min
Genre : tragédie musicale
Scénario : WU Tieyi ; réalisation : FANG Peilin ; chef-opérateur : CAO Jinyun ; compositeurs : CHEN Gexin, LI Jingguang, LIU Ruzeng, YAN Zhexi, LI Houxiang ; parolier : CHEN Die Yi ; montage : SHEN Yuqi, Cao Nongping
Avec : ZHOU Xuan (ZHU Lan et LIU Ma), WANG Hao (YE Chunyuan et YE Huatang), GU Ye Lu (FANG Zhiwei), MENG Na (mère adoptive de ZHU Lan), ZHANG Didi (SHUI Tong)
編劇 :吳鐵翼 ; 導演 : 方沛霖 ; 攝影 : 曹進雲 ; 剪接 : 沈毓奇, 曹濃萍.
演員 : 周璇, 王豪, 顧也魯, 平原, 蒙納, 魏鵬飛, 張弟弟
YE Chunyuan, patron aux mœurs dissolues, veut posséder la chanteuse de cabaret ZHU Lan, qui le repousse : elle aime le peintre désargenté et soupe au lait FANG Zhiwei, dont la colère l’incite à détruire sa propre fresque… Cependant, sur demande de ZHU Lan, Chunyuan embauche Zhiwei dans son service de publicité, où « le peintre tire seulement des traits ». Celui-ci se querelle rapidement et violemment avec Chunyuan, qu’il gifle, malgré l’intercession de ZHU Lan. Celle-ci cède à la pression de Chunyuan… Une nuit, ZHU Lan et Zhiwei suivent la « mère » de l’artiste, visitant secrètement ZHU Yongtai, un ancien serviteur de la famille YE : la « fille » apprend que YE Huatang, le géniteur de Chunyuan, viola sa vraie mère, qui se suicida. Huatang força Yongtai à tuer le père de ZHU Lan. On emprisonna Yongtai et son épouse s’occupa de l’orpheline. Les secrets de son enfance vont transformer la vie (mélo)dramatique de ZHU Lan en tragédie. Les turpitudes des YE, se reproduisant « de père en fils », conduiront au meurtre… Zhiwei, furieux, part tuer Chunyuan, mais Yongtai l’en empêche : Yongtai assassinera Chunyuan dans sa vaste demeure et la police arrêtera de nouveau le criminel, athlète, après une lutte homérique avec les domestiques du maître. Toutefois, le spectacle de ZHU Lan continuera au Black Cat Club, avec une dernière chanson, paradoxalement enjouée, malgré la scène d’assassinat qui vient de se dérouler. The show must go on au Black Cat Club…
WANG Hao, né en 1917 et par ailleurs réalisateur, interprète le parangon d’ignominie masculine, à travers tant le père que le rejeton puisqu’il joue les deux rôles de YE Chunyuan et YE Huatang. GU Ye Lu, né en 1916, incarne bien l’artiste, caractériel et fragile, vivant aux dépens de son amour. Le climax de l’opposition entre les deux personnages masculins survient lorsque le patron, les jambes sur son bureau et la pipe à la bouche, convoque le peintre… Chunyuan rappelle Zhiwei avec un claquement de doigts, ce à quoi le salarié refuse de répondre. Finalement, lourdement conseillé par un collègue, Zhiwei se rend au bureau du chef. Tous ses collègues écouteront derrière la porte, confirmant leur nature cancanière. Le peintre finit par gifler son employeur. ZHOU Xuan interprète un personnage pris entre deux feux, deux amants, et « joue son rôle de femme », i.e. d’ambassadrice, en ne cessant d’intercéder en faveur de Zhiwei : pour son embauche, mais encore en vue d’éviter le pugilat entre le directeur et son nouvel employé… Le film montrera en images que la scène de la gifle restera gravée dans la mémoire de ZHU Lan et la tiendra éveillée alors qu’elle partage sa chambre avec sa mère adoptive.
Le film parvient à dénoter l’ambiguïté de ZHU Yongtai. Malgré la fierté qu’il arbore, on pressent son appartenance aux couches inférieures de la société. Surtout, si ZHU Yongtai secourt ZHU Lan face à trois ivrognes et la venge ultimement en poignardant le vil et riche séducteur, le sentiment de culpabilité le motive sans doute : Yongtai servit aux basses besognes de YE Huatang, géniteur de Chunyuan. Le criminel espère sans doute conjurer l’homicide qu’il commit « sur ordonnance du père » en tuant son enfant…
A ce « musical noir », enrichi d’action(s) et de combats déjà bien chorégraphiés, l’enfant ZHANG Didi, apprenti du peintre, apporte quelque fraîcheur. De nombreuses chansons ponctuent l’œuvre, sans pour autant distraire du sujet, puisqu’elles s’intègrent au récit. La première chanson, « jazzy », permet à la chanteuse de jouer avec le public, voire de se jouer de lui, en décochant sur celui-ci les flèches de Cupidon…. Les morceaux de chant ne se séparent pas de l’histoire. On appréciera lors de la deuxième chanson les réactions différenciées : les danseurs sourient à la chanteuse tandis que leur cavalière ferme leur regard jaloux. Lorsque ZHOU Xuan interprète la troisième chanson au piano, le film offre une leçon de caméra autour du piano à queue, l’amoureux mangeant… Les domestiques accourent et applaudissent. Ensuite, ZHU Lan chante dans l’atelier du peintre : les passants ou les voisins se transforment en auditoire spontané, enthousiaste et ovationnent. Mais, pensant à la dispute avec son amoureux, ZHOU Xuan doit terminer une autre chanson en fuyant pour mieux pleurer. En rapport avec la biographie tourmentée et mystérieuse de ZHOU Xuan, on peut hélas penser que ces larmes ne s’avèrent pas artificielles : pleurs de bébé abandonné et de la femme malheureuse plutôt qu’artifices d’actrice.
Au demeurant, la méthode du flash-back, si chinoise, s’utilise pour montrer l’enfance tragique de ZHU Lan et permet à ZHOU Xuan d’interpréter dans L’Air d’une chanteuse deux rôles : la jeune mère et la fille, LIU Ma et ZHU Lan. Biographiquement, ne peut-on dire que le drame de l’orpheline consiste à devoir constituer elle-même ses « père et mère » ? On ne peut que noter l’aspect autobiographique du film, la jeunesse, voire la destinée de ZHOU Xuan ressemblant à la tragédie de ZHU Lan. L’intrigue n’hésite pas à ménager des coups de théâtre.
L’Air d’une chanteuse confirme à l’envi que la ville et ses lumières connotent depuis longtemps le cinéma chinois. Le film offre un générique emblématique : les enseignes lumineuses de Shanghai la nuit, Ying King Restaurant… Au demeurant, grâce aux ressources du montage parallèle, la rue reviendra entrecouper la dernière chanson de ZHOU Xuan. Le film baigne dans une ambiance de vie nocturne, où l’on fumait déjà beaucoup… Les deux œuvres du même FANG Peilin Quiproquo et L’Air d’une chanteuse valent vecteurs de la Da Zhong Hua à la fois pour ZHOU Xuan et en faveur du tropisme shanghaien, emblématisant les nouveaux modes de fonctionnement de la société urbaine. Le critique ne doit cependant pas parler anachroniquement de « la société de consommation »…
Nous retrouvons l’un des fondamentaux du cinéma chinois : la conjugaison de temporalités distinctes. Par exemple, le « sauveur » de ZHU Lan, ZHU Yongtai, appelle un tireur de pousse-pousse pour celle-ci, alors que de gigantesques automobiles sillonnent déjà les rues et boulevards de Shanghai.
Techniquement et artistiquement, le montage se révèle soigné. Ainsi, on voit de l’extérieur de la grande automobile, qui reconduit chez elle ZHU Lan, la conquête ou la proie de WANG Hao, l’un des passagers complices du séducteur avant qu’il ne se retourne et le plan suivant pris à l’intérieur du vaste véhicule s’avère « raccord ».
Précisément, L’Air d’une chanteuse illustre la maîtrise technique de FANG Peilin, dont on rappellera l’immense succès de son Hua Shen Gu Niang : La Fille travestie bénéficia de pas moins de quatre parties en 1936 et 1939. L’Air d’une chanteuse représente la dernière œuvre du cinéaste, sortie à titre posthume, ce qui peut expliquer quelques soubresauts…