Quand j’étais petit et encore inculte, je n’arrêtais pas d’importuner mon père pour avoir la réponse à cette question que me posaient les autres enfants : « Pourquoi t’appelles-tu-Li, alors que ton père s’appelle Sang ? » et il m’expliquait avec une infinie patience qu’il avait choisi le pseudonyme Sang Hu à cause d’un ancien poème : « L’année où l’arc en bois de murier (sang hu) a tiré les flèches d’érigéron (autrement dit : l’année de ta naissance), mon souhait n’était pas que tu obtiennes des distinctions mais que tu t’adonnes à l’étude » (Note : Ces deux vers font référence à l’histoire suivante : Un poète de la dynastie des Qing, Jiang Shiquan, d’une famille de gens du théâtre, était déprimé parce qu’il avait raté les examens impériaux. Sa mère était une femme d’une intelligence supérieure et d’une grande intégrité, versée en littérature et en poésie. Elle le réconforta en ces termes : « L’année où l’arc en bois de murier (sang hu) a tiré les flèches d’érigéron, mon souhait n’était pas que tu obtiennes des distinctions mais que tu t’adonnes à l’étude », autrement dit, « je ne t’ai pas mis au monde pour que tu recherches la gloire, mais pour que tu te consacres à l’étude ». Conformément à une ancienne coutume, quand naissait un fils, on fabriquait un arc avec une branche de murier et l’on tirait dans les quatre directions, quatre flèches faites de tiges d’érigéron tressé. On disait qu’ainsi l’ambition de l’enfant s’étendrait à l’univers entier). Le citadin que j’étais ignorait tout du murier et de l’érigéron et je n’ai compris que bien plus tard le sens caché de ces deux vers, écrits pour réconforter un jeune garçon et l’encourager à étudier.
Né à Shanghai dans une famille originaire de Ningbo, dans la province de Zhejiang, mon père avait débuté comme stagiaire à la Banque de Chine sur le Bund. Pour la plupart des gens, travailler dans une banque est une sinécure, mais lui avait d’autres ambitions. Le directeur des études de l’Université des sciences et techniques de Shanghai, appelée alors Université de Hujiang (Note : Hujiang, qu’on prononce Wujiang en Shanghaïen, est un autre nom pour Shanghai.) m’a dit que les archives de l’université conservent un registre où est notée l’inscription de mon père comme étudiant. Mon père le raconte dans ses mémoires : “désirant devenir journaliste, je m’inscrivis à l’Université de Hujiang où j’eus l’occasion de rencontrer quelques grands noms de cette profession : HUANG Yuansheng, ShAO Piaopin, GEN Gongzhen, ZOU Taofen, et d’autres... J’admirais le haut niveau et le style acéré de leurs articles mais aussi leur amour de leur pays et de leur peuple.” A l’époque, à Shanghai, la presse était très dynamique et les articles de mon père traitaient en profondeur des problèmes de société. Tout en écrivant des reportages, dépêches, interviews et critiques publiés dans de nombreux périodiques, il accumula des matériaux sur la vie et les coutumes de l’époque qui lui furent utiles par la suite pour créer ses films. D’où la réflexion ironique d’un de ses amis : “Le journalisme a perdu un chroniqueur mais le cinéma chinois a gagné un éminent réalisateur”.
En dehors de ses heures de travail, mon père aimait aller au cinéma et assister à des spectacles d’opéra de Pékin. Il appréciait particulièrement ZHOU Xinfang qui avait créé un style original “le style Lin”. A l’occasion des nombreux articles qu’il lui consacra, il fit sa connaissance. Ensuite il fut recommandé à ZHU Shilin qui avait écrit plusieurs opéras pour ZHOU Xinfang. C’est ainsi qu’il commença à faire du cinéma avec ZHU Shilin. En 1944, “Vive le professeur” fut sa première œuvre portée à l’écran. Après la victoire sur le Japon, il rejoignit la compagnie cinématographique Wenhua et, dans les quelques années qui suivirent, il écrivit et réalisa quatre films. Si l’on reprend la classification en cinq générations des cinéastes chinois en usage aujourd’hui, mon père fait partie de la deuxième génération.
Pour moi, “Tristesse et joie de l’âge mûr” est sans doute son œuvre la plus accomplie. Dans son essai “Souvenirs sur le cinéma” publié en 1978, le critique de cinéma de Hong Kong LAU Shing Hon en parle en termes laudatifs estimant qu’il est au niveau des meilleures œuvres internationales. Il écrit "Avec ce film, un des plus brillants des années 1940, tant du point de vue de son contenu que du niveau technique, le cinéma chinois approche de la perfection." Quant à mon ami LU Shaoyang, professeur de cinéma à l’université de Pékin, il m’a confié que chaque fois qu’il leur montre “Tristesse et joie de l’âge mûr”, ses étudiants sont enthousiastes. Cela prouve que les films de mon père continuent à toucher les nouvelles générations.
Au cours de sa carrière de cinéaste, il a réalisé plus d’une trentaine de films. Après 1949, en collaboration avec ses collègues, il inaugura trois nouvelles techniques du cinéma de la nouvelle Chine : le premier opéra filmé en couleur « Liang Shanbo et Zhu Yingtai », le premier film de fiction en couleur-« Le Sacrifice du nouvel an », le premier film en relief stéréoscopique en couleur « Les Aventures d’un magicien ». En 2001, à Ningbo lors d’une cérémonie pour le centième anniversaire
du cinéma, les Archives du Film de Chine ont projeté “Liang Shanbo...” dans une version restaurée et numérisée qui inaugurait le projet officiel de numérisation du patrimoine filmique national. C’était la quatrième fois que le nom de mon père était associé à l’introduction d’une technique nouvelle dans le cinéma chinois.
Mon père a quasiment touché à tous les genres cinématographiques : fictions, opéras filmés, comédies musicales, films d’animation, documentaires. Tant sur le plan national qu’international, il est rare de trouver un cinéaste aussi éclectique. C’était un artiste qui honorait sa profession. Il a consacré sa vie au cinéma chinois et l’œuvre qu’il a réalisée fait partie de son histoire. Madame Deanna Gao, présidente fondatrice du Festival du Cinéma chinois de Paris, a sélectionné 14 films de lui pour les présenter au public français lors de la 6ème édition du festival. Je souhaite vivement qu’à cette occasion, les œuvres de mon père rencontrent encore davantage d’amis chers dans la capitale du cinéma, au bord de la Seine.
Un réalisateur travaille en coulisses, rares sont les occasions où il apparaît en public, et mon père n’aimait pas les feux de la rampe.
Pour ce festival, nous avons sélectionné des photos de lui en plein travail. Certaines ont été prises par ses collègues alors qu’il était en train d’expliquer leurs rôles aux acteurs de « Minuit ». Ces clichés révèlent sa force vitale et illustrent parfaitement sa contribution à l’art
cinématographique. Ils aideront les générations futures à garder en mémoire le souvenir de ses œuvres et de sa personne.
En 1987, le journal français « Libération » avait posé à 400 réalisateurs du monde entier la question :"Pourquoi faites-vous des films ?" Mon père avait répondu : " Je fais des films pour renforcer la confiance des spectateurs dans l’avenir, supprimer les malentendus entre les êtres humains, fortifier notre solidarité, réduire les conflits, pour que nous ayons des lendemains meilleurs. J’espère toujours qu’après avoir vu les films chinois, nos spectateurs auront une vision optimiste de notre société. Aujourd’hui, même si nous sommes encore confrontés à beaucoup de difficultés, nous sommes pleins d’espoir dans l’avenir de notre pays". Cette vision du cinéma est présente dans chacun de ses films. C’est une précieuse tradition léguée par la génération de mon père dont il nous revient de perpétuer l’héritage.
LI Yizhong, Shanghai, jour de la fête des morts, 2011.