MEI FEI

dimanche 8 août 2010 par Raymond Delambre

Zhou Xuan par Raymond Delambre, auteur d’Ombres électriques : les cinémas chinois (collection Septième Art, Le Cerf & Corlet)

梅妃
Mei Fei
Scénario : CHEN Xiao Qing ; réalisation : ZHANG Shichuan
Acteurs : ZHOU Xuan (Mei Fei : Fleur de prunus), Feng Huang (Chun Xiang, soubrette fidèle de Mei Fei), YUAN Shao Mei (YANG Gui Fei)
Film en noir et blanc de 1941 ; 93 min
Genre : « fiction historique »
Scénario : 程小青 ; réalisation : 张石川
Acteurs : 周璇 (梅妃), 凤凰, 袁绍梅

L’œuvre met en scène la splendeur et la destinée fatale de Mei Fei, la concubine impériale Fleur de prunus. L’action se passe à la cour impériale des Tang, située à Chang’an, « Paix éternelle », l’actuelle Xi’an, au VIIIe siècle. L’ambitieux GAO Li Shi présente Mlle Jiang, jalousée dès son arrivée au palais, à l’empereur Xuan Zong, qui la rebaptise Fleur de prunus, parce que celle-ci lui donne un poème sur les Mei Hua, les fleurs de prunus. Xuan Zong, surnommé Tang Minghuang, s’éprend rapidement de la belle, qui démontre ses talents pour la poésie, le chant, la danse… Le contexte politique subit des bouleversements et finira par déranger les amours impériales. La fin du règne de Xuan Zong se caractérise par son retrait des affaires publiques, les officiels et en particulier les généraux des marches disposant de plus en plus de pouvoir. Des armées autonomes tendent même à se constituer aux frontières, ce qui fragilise l’empire de la dynastie Tang. Les courtisans isolent l’empereur… Malgré l’amour réciproque qui animent Fleur de prunus et l’empereur, les médisances ne tarderont pas à provoquer la disgrâce de la favorite. Effectivement, Mei Fei se refusant à manipuler l’empereur au profit de GAO Li Shi, celui-ci vouera une haine tenace à son ancienne protégée et introduira à la cour une autre concubine, YANG Gui Fei, qui supplantera Fleur de prunus auprès de l’empereur. « Gui Fei » signifie précisément « concubine principale ». Au demeurant, la cour s’avère un lieu dangereux, où on trouve de nombreux yeux et oreilles, prompts à espionner, sans doute pour mieux médire… Xuan Zong oscille entre son penchant pour Mei Fei et sa crédulité par rapport aux rumeurs. Ainsi, lors de l’anniversaire de YANG Gui Fei, qui introduit sa famille au palais, l’empereur se montre pensif, songeant sans doute à Fleur de prunus qu’il relégua dans un pavillon reculé. Ceux qui intriguent contre Mei Fei oseront détourner son courrier… Le frère incestueux de YANG Gui Fei deviendra même premier ministre. En définitive, lorsque la princesse, fille de l’empereur, se plaint auprès de son père que YANG Gui Fei l’insulta, les yeux de Xuan Zong se dessillent enfin quelque peu sur les manœuvres qui tueront son amour. Un somptueux cadeau constitué de nombreuses et grosses perles que reçoit de l’empereur Fleur de prunus permet de juger de la pureté de son âme : ce trésor ne l’intéresse guère, parce que Xuan Zong n’y inséra pas de lettre d’amour. Mei Fei déclare : « ces perles ne servent à rien, ce qui compte, c’est l’âme »… La rébellion d’un commandant de l’armée impériale, An Lu Shan, survient en 755. Celui-ci finit par prendre la capitale et capture Fleur de prunus, désespérée par son amour déçu. Celle-ci refuse de devenir la femme de l’usurpateur et se jette dans la rivière.

L’œuvre cinématographique confirme le retentissement de la littérature sur le cinéma. Effectivement, le poète Bai Juyi – 772-846 – immortalisa YANG Gui Fei.
Techniquement et artistiquement, le film constitue une œuvre aboutie. Nous contemplons de beaux décors peints à l’arrière plan et revendiqués comme tels, procurant une ambiance de Chine classique. Lors des scènes de nuit, de fabuleux cieux peints séduisent le spectateur. De nombreuses scènes se déroulent dans le jardin : or, le film expose bien qu’un jardin chinois s’avère construit, disposant de nombreuses fabriques… L’œuvre confirme la théorie des fractales : les motifs décoratifs et surtout symboliques sur les habits se décèlent, à une autre échelle, sur les décorations des pièces, voire l’architecture. Conjointement, le film se soucie des détails. Optiquement, la caméra cultive la profondeur de champ, volontiers soulignée par la mise en scène et les décors. Le montage se révèle soigné : les raccords se découvrent même thématiques. Le cinéaste travaille la succession des scènes : par exemple, lorsqu’on voit YANG Gui Fei demander si la concubine concurrente revient et qu’on lui répond non, au plan suivant le spectateur voit l’empereur déjà en train de banqueter avec Mei Fei. Le film cultive aussi l’art du cadrage, en particulier l’importance des embrasures à travers lesquelles certains personnages espionnent. A l’arrière-plan, le spectateur attentif entr’apercevra souvent un visage signifiant… Le cadrage tracé au cordeau par notre chef-d’œuvre confirme la picturalité du cinéma chinois. Au demeurant, le générique lui-même cultive la métaphore de la peinture à l’encre.

Certes, les motifs sur certaines parois des décors et les mobiliers paraissent, le cas échéant, assez peu conformes à l’authentique style Tang. Mais il faut s’abstenir de toute attitude (hyper)critique : on tourna ce film à l’époque de « l’île solitaire » et on ne doute pas des difficultés pour trouver deux chevaux blancs, même pas efflanqués, présents au film, alors que dans les rues de la ville chinoise on mourait de faim… Le spectateur attentif constatera que, dans une scène, on voit à l’écran l’haleine de ZHOU Xuan et de YUAN Shao Mei, sans aucune justification diégétique : plutôt que critiquer ce qui pourrait apparaître comme une imperfection, admirons le courage des artistes qui jouèrent sous des conditions extrêmes.

Le thème de l’opposition entre affaires publiques et affaires de cœur se trouve volontiers et explicitement évoqué par Mei Fei, à plusieurs reprises. Celle-ci exprime sa crainte pour l’Etat, plutôt que pour elle-même, face à l’intrusion de la famille Yang sur des postes d’officiels, à la suite de la concubine principale Gui Fei : Fleur de prunus déclare cette intrication des affaires publiques et familiales contraire au bien des Pai Xin, les « cent noms », i.e. la nation. Vue prémonitoire, puisque l’Histoire jugera préjudiciables les amours de l’empereur et de YANG Gui Fei, ancienne amie de An Lu Shan : l’armée impériale mettra comme exigence pour reprendre le pouvoir à An Lu Shan et le rendre à Xuan Zong la mise à mort de Gui Fei… Au demeurant, même prisonnière de An Lu Shan, Fleur de prunus refusera de profiter de la vengeance que lui offre le rebelle sur la famille Yang, au nom de la séparation des sphères publique et privée. La leçon de morale politique qu’assène Mei Fei équivaut au moins au sens politique de la concubine Zhen, toujours interprétée par Zhou Xuan, dans L’Histoire secrète de la cour des Qing. Au demeurant, les deux films se terminent, emblématiquement, par la fuite de l’empereur. En tout état de cause, Mei Fei constitue un véritable chef-d’œuvre.

ZHOU Xuan déploie les différentes facettes de son talent. Elle offre non seulement trois chants, mais aussi une danse. Spécifiquement, on la voit à plusieurs reprises jouer de la flûte. Comme dans la Nuit profonde, le film utilise le procédé du « théâtre dans le théâtre », métacinématographique, pour montrer que la réception des chansons de ZHOU Xuan s’avère diverse en fonction des auditeurs : on passe de l’attitude séduite à la vulgarité de convives excités… Notre âge d’or du cinéma s’avère effectivement libéral.

Notons une scène évoquant le vaudeville : suite à la nuit que désirait passer l’empereur avec Fleur de prunus, YANG Gui Fei martèle à la porte-fenêtre du « pavillon des amours ». Mei Fei rajuste hâtivement sa coiffe et s’enfuit par la porte de derrière avec la moue de fierté froissée de celle qui doit céder la place en cachette, alors que la rivale entre par la porte principale et que Xuan Zong l’occupe en parlant…

Soulignons une splendide performance tant cinématographique que liée au talent propre de ZHOU Xuan. Cultivant volontiers la symétrie à l’instar du cinéma chinois en général, le film offre la mise en parallèle des scènes présentant les deux concubines concurrentes en train de chanter : YANG Gui Fei, la rivale qui l’emporta, exécute une chorégraphie chantée devant la cour, avec une musique et d’un air enjoués, alors que Mei Fei, isolée, chante dans le jardin, non loin de son pavillon de recluse, sur un rythme lent, Mei Hua Qu : Le son de Mei Hua. Or, il faut admirer le fait que ZHOU Xuan interprète en vérité les deux chansons, ce qui démontre le spectre de ses possibilités vocales. Cette « double performance » de l’unique ZHOU Xuan incite à la comparaison.

Dans la scène où ZHOU Xuan apparaît pour la première fois, la mise en scène souligne sa grâce : on pourrait dire qu’elle s’assied plus avec sa tête, dodelinant, qu’avec ses jambes... Si l’œuvre de 1941 représente un film en costumes à l’instar de L’Histoire secrète de la cour des Qing, l’actrice principale, également parée, offre un aspect sensiblement différent, en rapport avec les modulations dont elle s’avère capable dans son jeu. Dans le film de 1941, plus léger que L’Histoire secrète, ZHOU Xuan joue de fabuleuses minauderies, de jeux de tête et d’yeux étudiés, et arbore une finesse de visage et corporelle. Malgré son état de concubine, tombant même en disgrâce, ZHOU Xuan réussit à caractériser le personnage qu’elle incarne par une noblesse certaine. L’un des ressorts du film tient à l’opposition entre l’état de concubine et la pureté de l’âme qui spécifie Mei Fei. D’autant plus remarquable que le scénario ne ménage pas l’héroïne : ainsi, celle-ci doit revenir en cachette, à simple dos de cheval, même pas en amazone, et nuitamment au pavillon des amours où l’empereur veut la rencontrer sans que YANG Gui Fei ne s’en aperçoive.

Les connaisseurs reconnaîtront et apprécieront Feng Huang, « la star des enfants », dans le rôle d’une soubrette, charmante et décidée, l’une des rares personnes à rester fidèle à Mei Fei jusqu’au bout… « Chat(te) aux deux belles tresses », Feng Huang, « Phénix », porte comme nom de personnage celui de Chun Xiang, « Parfum de printemps », le même nom que l’héroïne coréenne incarnant le parangon de fidélité, à l’époque où la Corée constituait une province tributaire de l’Empire du Milieu. Effectivement, Chun Xiang prouve tout au long du film son dévouement, avec intelligence : elle sait réfréner les sentiments excessifs de sa maîtresse, voire s’interposer courageusement entre celle-ci et la toute-puissante YANG Gui Fei. Notons enfin que le jeu de Feng Huang s’avère fortement intériorisé : mixte de force et de retenue. Sa jolie tête à la moue intérieure agrémente volontiers de nombreux plans…

Malgré les constantes avanies que subit « la concubine Fei » et sa fin tragique, le film offre des moments d’humour, le distinguant de L’Histoire secrète…, voire des pauses délibérées dans le cours de l’intrigue. Ainsi des trois concubines anonymes, plutôt commères, les premiers personnages à apparaître à l’écran, et qui vont revenir constamment jusqu’à la fin pour ponctuer l’histoire de leurs commentaires et de leurs moues désopilants, sachant que chacune de ces femmes possède son style… Le film utilise le comique de répétition.
D’abord jalouses de Mei Fei, celles que nous pouvons baptiser les trois « concubines-commères » envieront ensuite YANG Gui Fei. On ne doit pas considérer ces personnages, sans véritables noms, comme anodins : leur présence traduit l’existence de relations fortes entre littérature et cinéma chinois, les trois commères, simplement « numérotées » au générique et valant excellente métaphore sociale où d’aucuns jugent la situation ou autrui en fonction de leur place dans la société. A l’instar sans doute de la société en général, elles redoutent l’arrivée de An Lu Shan tout en espérant tirer quelque profit du renversement de situation politique.

Le chef-d’œuvre pratique aussi le symbolisme, caractéristique au septième art chinois. Scène emblématique : lorsque Mei Fei se pique en touchant innocemment l’une des fleurs offerte par une concubine hypocrite, espionnant et transformant en aparté sa moue en sourire forcé, de la part de sa rivale Gui Fei. De même, lorsque les exilées à l’intérieur même du vaste palais impérial jouent dans la nuit à la lumière d’une bougie, Chun Xiang relève que la bougie émet des flammes comme des fleurs, des pétales : ce signe de bon augure, conforme à la tradition chinoise, annonce symboliquement le cadeau impérial des perles. Relevons aussi : chacune des deux scènes de danse que présente le film se trouve abruptement interrompue par un coup de théâtre, Mei Fei subissant les privautés de convives avinés et Gui Fei apprenant la rébellion de son ancien ami An Lu Shan.
Le producteur et réalisateur ZHANG Shichuan – 1889-1953 – valait déjà en 1941 comme vétéran du cinéma chinois, lui qui fonda en 1916 la Compagnie cinématographique Huanxia et cofonda en 1922 la célèbre Compagnie cinématographique Mingxing. Il commença sa « carrière » dans une agence de publicité étrangère. Au cours de sa carrière, conjointement à un talent de cinéaste, il se montra un homme d’affaires avisé.


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